Tube

Publié le par Lespinasse

Lorsque les fanfares tapent trop fort dans ma tête, je joue du tube d'aspirine. Je me concentre sur le tube, le prend bien droit dans mes mains, je presse mes lèvres, ferme les yeux, je penche un peu la tête et surtout j'écoute. Tout l'art de cet instrument vient de là. Comme tous les autres, me direz-vous, et pourtant on sent bien, dès les premières notes, que celui-là n'existe vraiment que par l'écoute. Je veux dire qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais de solfège pour tube d'aspirine, pas de gammes non plus, ni même de partition alors que c'est pourtant l'un des instruments les plus remarquables à jouer, un instrument qui demande la pratique la plus exigeante. On a d'ailleurs vu beaucoup de grands solistes, de tous horizons, abandonner un jour leur instrument de prédilection pour ne s'adonner plus qu'au tube avec toute la passion mais aussi toute la retenue que cela implique. Au fond, tout vrai musicien aspire à dépasser la musique, c'est-à-dire cherche à être dépassé par elle, par sa pratique, par son ouverture, vers une écoute qui n'est plus celle seulement de l'histoire de la musique, de l'intelligence de ses formes et de ses constructions, ni même de la sensibilité de ses mélodies et de ses harmonies. Au plus profond du jeu du musicien, il y a le tube d'aspirine comme une manière d'entendre autre chose que des notes et des sons. J'ai souvent remarqué qu'au moment le plus délicat d'une symphonie, d'un quatuor à cordes, d'un récital de piano, à ce moment où l'on sent bien que tout est à la fois en apesanteur et en train de chuter, à cet instant bref où tout est beau d'être presque à la rupture, à la limite de la catastrophe, de la dysharmonie, du rythme cassé, juste à cette courte seconde, on entend le tube d'aspirine jouer sa note monotone et pourtant infiniment neuve à chaque fois, cette note de tube glissée, coincée dans tous les instruments. Depuis la première fois où j'entendis jouer ainsi du tube, je ne vais plus aux concerts que pour cela : entendre cette note presque inaudible, cachée dans les motifs compliqués de la musique, cette note comme un air non plus musical mais simplement un air respirable, qui permet de souffler un coup. A force de reconnaître cette fameuse note, de me tenir disponible à l'entendre, je me rendis compte qu'on pouvait la percevoir dans toutes sortes de situations, qui n'ont plus rien à voir avec la musique, ou du moins avec la musique telle qu'on la conçoit habituellement. C'est à Milan, dans une petite rue désertée par les touristes, que j'entendis pour la première fois le tube jouer en dehors d'u concert. Ce devait être la fin d'une chaude journée de juillet. On entendait résonner le bruit caractéristique du grand couteau s'abattant sur la pasta qu'une mamma italienne devait préparer pour le repas du soir. Jusque là rien que de très habituel. J'entendis une douce voix de jeune fille interroger sans doute sa mère, j'étais trop loin pour comprendre le sens de ses paroles, et c'est là, dans le court silence qui s'ensuivit que j'entendis bien distinctement ma petite note de tube jouée d'une manière tout à fait délicate et renouvelée. Sans nulle doute cette jeune italienne devait être une sacrée virtuose de cet instrument. A partir de ce jour là, je ne cessai plus d'entendre régulièrement jouer de cette note, d'ailleurs bien plus souvent dans la vie quotidienne - dois-je avouer - que dans tous les concerts de musique savante que j'avais fréquentés auparavant. Mon boucher, homme pourtant à la physionomie grossière et peu enclin aux subtilités du monde de l'art et de la musique en particulier, était en vérité un très grand spécialiste de cet instrument et savait en jouer d'une manière excessivement habile, au détour inattendu de la conversation la plus banale, lançant parfois jusqu'à trois aspirines simultanément, dans un magnifique scherzo très enlevé, égrenant quelques trémolos émouvants, de quoi vraiment tomber en extase. C'est auprès de ce maître méconnu, par l'observation discrète et continuelle de ces manières de faire, en secret, que j'appris moi-même les rudiments de cet art si délicat. Quels plaisirs durant ces moments de jeu, tout entier concentré dans l'écoute jusqu'à ce que le tube d'aspirine joue comme de lui-même au plus profond de mon oreille. D'abord commençant par des petits bruits intempestifs, le temps que je règle mon jeu, que mon écoute se prépare, puis, avec la maîtrise progressive de l'instrument ( à moins que ce ne soit l'inverse, l'instrument s'emparant de moi ), de vrais silences projetés, des presque silences, un grattement, des sons, des bruits, le monde enfin, tel que je l'avais toujours entendu sans jamais l'écouter puis, l'effort au dessus de mes forces, la musique cotonnée et ouatée des aspirines qui se dissolvent comme un charme rapide, ça se brouillait à nouveau et je n'entendais plus rien, je ne m'entendais plus avec le monde, dans le monde, je cassais des verres partout sans le faire exprès, comme toujours, comme tout le monde, je me coupais les oreilles, je continuais les fanfares bruyantes, je me coulais dans le rythme effréné de ces fanfares, emporté par la foule, et pourtant au fond de ce manège incessant c'était la même musique qui continuait, le même petit bourdon du tube d'aspirine que je n'arrivais plus à entendre.

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A
Quand les volets de sang battent à mes oreilles<br /> je cours vers les maudits serpentaires<br /> Le cours du tube d'aspirine y chute <br /> Au profit des tablettes et plaquettes<br /> Que jouer, Maître ? Du blister ?<br />  <br />  
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