Une idiote au travail (5)

Publié le par arille

Chef du marché des particuliers ( ?)

 

Je cherchais un travail intéressant et bien payé après la guerre du Golf. La société de conseils dans laquelle je travaillais jusque là avait fondu les plombs. Mais tout ce que j’ai trouvé, c’est un travail assez bien payé et mortellement ennuyeux dans une mutuelle. Pour justifier mon salaire on me bombarda chef et on considéra que je savais tout. Je devais recruter des jeunes, les former et les motiver. Et améliorer les ventes.

 

Recruter et former des jeunes fut un jeu d’enfant. Comme je les avais choisis pas trop bêtes et que j’avais un bon contact avec eux, ils étaient motivés. Pour améliorer les ventes j’eus une idée lumineuse. Comme il était prévu de s’installer en centre ville dans la rue la plus commerçante de la ville, je me suis dit qu’on pourrait essayer d’ouvrir le samedi. Voilà comment la bêtise vient aux cadres. Car les cadres transpirent la bêtise, la bêtise, chez eux, rayonne à jet continu, en particulier chez les cadres commerciaux. On fit donc un roulement le samedi pour accueillir nos braves mutualistes. Le plus souvent ils s’en moquaient un peu, soit parce qu’ils étaient étudiants, soit parce qu’ils étaient retraités. Mais quand même, venir le samedi au lieu d’un jour tout bête de la semaine donnait du piquant à leur vie. Quant à nous, cela nous donnait surtout de la fatigue parce que se reposer deux jours d’affilée est toujours bien plus confortable. Mais je voulais plus de résultats, j’étais engagée pour ça !

 

Il y avait deux chefs de marché, le chef des particuliers, moi, et le chef du marché des entreprises. J’aurais préféré être chef du marché des entreprises, je trouvais que cela faisait plus classe, parce que les commerciaux qui allaient en entreprise étaient mieux habillés. Nous, aux particuliers, on était bien aussi, mais moins chic. Et puis j’aurais préféré négocier avec des entreprises que vendre des mutuelles une par une à des particuliers qui n’étaient pas parmi les personnes les plus palpitantes. Ce n’était pas des gens qui travaillaient dans des grandes entreprises (ceux-là étaient couverts par les contrats d’entreprise), en général ce n’était pas des enseignants qui nous préféraient leur mutuelle, ni les étudiants, sauf exception. Il nous restait les retraités, les artisans et commerçants et quelques autres qui passaient par là. Mais la place de chef du marché des entreprise était déjà occupée par un type assez sympathique que bientôt je pris en pitié et n’enviai plus du tout.

 

La direction était bicéphale. Monsieur était de la vieille école  passionné de navigation. Il avait toujours des métaphores ridicules dans ce domaine. Il ne parlait pas de mutuelles concurrentes mais de bateaux, et même de vaisseaux. Sûrement se croyait-il aux commandes d’un paquebot. Madame, qui n’était pas sa femme mais une collègue un peu plus jeune, était une très jolie femme quadragénaire. Du moins, on la trouvait jolie au début, puis très vite elle vous lançait des remarques si désagréables qu’on ne voyait plus en elle la régularité de ses traits, la blancheur de son teint ou la lumière claire de ses yeux. On voyait une salope habillée en Zara taille 38.

 

Un peu après mon arrivée une formation fut décidée par les chefs et je compris vite que cette formation était surtout un moyen de tester nos connaissances et de constituer un dossier contre, en particulier, le chef du marché des entreprises. Je trouvais le procédé peu élégant et je commençais à avoir un peu peur pour moi, car s’il était évident  que le chef du marché des entreprises ne devait plus faire partie de l’entreprise, ma place n’était-elle pas menacée ?

 

Les procédés peu scrupuleux étaient une sorte de spécialité dans cette mutuelle. On mettait à l’accueil les plus jeunes et jolies. On constituait aussi un fichier illégal permettant de distinguer les bons clients des mauvais, une mutualité sélective en quelque sorte. Quand Madame commanda des fauteuils Stark petits et grands modèles, elle fit essayer le petit modèle à sa secrétaire, une brave dame un peu ronde. « Si Nadège peut s’y assoir, tout le monde le pourra ! » Annonça-t-elle à haute voix. C’était cruel. Mais avant de se montrer cruelle, Madame était trop bonne. C’est ainsi qu’en plus de mes journées de travail je devais, et parfois ma famille, assister le soir à des matches de basket parce que la société sponsorisait l’équipe locale. Elle m’invita la première année à un spectacle de cirque. Au premier rang, plutôt inquiète, je me demandais ce qui se passerait si les éléphants rataient leur seau et nous pétaient à la face…

 

Au travail, je passais une bonne partie de mon temps à essayer de cacher ce que je ne savais pas. Vous ne le savez peut-être pas, mais c'est souvent le cas des cadres. Ils y passent une énergie phénoménale. C'est un métier. Impossible de demander une formation ou de demander à des collègues de me montrer ce que je devais maîtriser. Un jour je me décidai à en parler pour demander une formation et le patron me répondit qu’on la ferait en interne. Mais rien ne se fit. Je gagnais deux fois ce que gagnaient les membres de mon équipe et je ne savais pas le dixième de ce qu’ils savaient. Heureusement, ils l’ignoraient.

 

Le chef du marché des entreprises fut licencié et il se défendit comme un beau diable. Il m’expliqua qu’il attaquait aux Prud’hommes parce qu’il avait été harcelé par Madame. Harcelé sexuellement. « J’ai des preuves, des petits mots sur des post-it ! » Je le regardai, incrédule. Car enfin, même avec ses ongles soignés et sa barbichette bien peignée, la plus jolie des deux c’était Madame. Il s’était refusé à elle et voilà le résultat.

 

Madame s’occupait de dépenser l’argent de la communication. La campagne, cette année-là, se traduisit par des panneaux géants de portraits sinistres en noir et blanc de « clients ». L’informaticien arabe de niveau bac plus cinq fut coiffé d’un casque de chantier pour figurer « l’ouvrier », les filles de Madame et ses amis faisaient « les jeunes », mais le plus beau fut Madame qui faisait « la femme active ». Par chance, l’affiche que j’avais devant mes yeux me montrait un parfait inconnu, sûrement le mari ou l’ami de Madame. Elle me demanda un jour s’il était à mon goût. Non, trop triste, répondis-je. Ah ? S’étonna-t-elle…

 

Les réunions hebdomadaires se passaient bien pour moi. Les ventes progressaient. Le samedi nous faisions un roulement. Je me retrouvais souvent avec le jeune Paul. Il me faisait penser à Clark Kent. Toujours bien coiffé, impeccable, baraqué mais discret, doux, gentil. De tous mes collaborateurs c’était mon chouchou. Il ne se passerait rien entre nous mais on pouvait toujours imaginer le samedi qu’on était en mission spéciale lui et moi pour traquer l’information et sauver la planète. Sans doute est-ce la raison pour laquelle je m’habillais d’une façon si moulante ces jours-là, pour mieux coller au scénario. Loïs Lane ne s’habille pas d’une robe sac, tout le monde sait ça.

 

Le matin j’ouvrais la boutique. Je me retrouvais seule dans le local pendant un quart d’heure. C’est ainsi que Jésus Christ en profita pour me rendre une petite visite. Il s’assit sur le fauteuil Stark petit modèle et me demanda si je savais qui il était. « Tu sais qui je suis, hein ? » Nnnnon…. Je réfléchissais à toute allure. Un neveu du patron ? Il m’aida. « Je suis Jésus Christ ». Nous eûmes une petite conversation pendant le moment qui précéda l’ouverture au public. Puis je le convainquis de me laisser travailler. Il accepta, un peu déçu toutefois. Après son départ, très calme en apparence, je regardai cinq bonnes minutes mes mains trembler toutes seules.

 

Je déteste au bureau m’occuper des plantes. Le ficus qu’on avait placé dans mon bureau crevait lamentablement. Un matin je vis sur mon bureau une petite pyramide de feuilles mortes. Délicate attention de Madame, qui me fit remarquer « J’espère que vous vous occupez mieux de vos enfants ! » J'en fis encore moins pour le ficus agonisant. Les prévisions économiques n’étaient pas bonnes, mais nous n’avions jamais gagné autant d’argent. Cela donna des idées aux chefs. Si on degressait, on pourrait constituer des réserves… Comme je bénéficiais à présent du gros salaire après eux, le calcul n’était pas difficile à faire. Brutalement, ma côte décrut. Les résultats ? S’ils étaient bons, je n’y étais pour rien. D’ailleurs, on allait faire un audit, on verrait bien. Il se trouvait que je connaissais la personne chargée de cet « audit ». C’était un consultant avec qui j’avais organisé des réunions de groupe et à qui j’avais appris des techniques de créativité. Je pensai, un court instant, qu’il me reconnaîtrait des compétences puisqu’il en avait bénéficié. J’oubliais une chose capitale : il était payé pour faire un audit qui me pousserait dehors. En clair, il instruisait un dossier à charge. Tout se précipita. Je l’eus dans le dos des après-midi entières. Il se plaçait derrière moi et faisait son écœurant job de mouchard. Un midi, alors que j’étais sortie de mon bureau depuis cinq minutes, je revins sur mes pas parce que j’avais oublié quelque chose. Je le vis tranquillement occupé à fouiller mon bureau, les mains dans mes tiroirs ! Je demandai un entretien dans l’heure qui suivit et je fis comprendre à mes chefs qu’il était inutile qu’ils espèrent une démission de ma part. Ils me proposèrent un arrangement financier que j’acceptai très vite. J’avais à présent hâte de partir. J’eus à peine le temps d’inviter au café en cachette mes jeunes pour leur expliquer ma version de l’affaire avant qu’ils aient l’autre version. Comme d’habitude Clark Kent fut parfait. Les autres aussi.

 

Pendant mon préavis, mon plus jeune fils tomba de vélo et se fit une fracture du coude. Je passai la nuit à l’hôpital et téléphonai à Madame pour la prévenir que je prenais un jour parce qu’il devait être opéré. Elle ne demanda à aucun moment des nouvelles de l’enfant et me dit juste « Vous ramènerez un justificatif ! »

 

Le premier jour où j’avais pris ce travail, un journaliste de La Dépêche m’avait interviewé et ma photo figurait dans l’article. Mon père en avait été très fier, comme si j’avais fini par me fixer professionnellement. 

 

 

Publié dans Révélations

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A
Cher Voltaire,<br /> Oui Jésus Christ est très bien, mais je regrette de dire qu'il sent le wisky.<br /> Je pense que rencontrer dieu inspire davantage mais cela ne m'est pas encore arrivée...
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V
Il est bien Jésus Christ ? Ben mon colon (avec des galons, pas le transverse), rencontrer J-C ça doit inspirer.
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