Une idiote au travail (6)

Publié le par arille

Chargée d’études terrain (tout terrain)

 

La chargée d’études terrain a quelque chose de plus terrien que la chargée d’études tout court. Elle est tout terrain. Elle s’appuie sur du réel. Elle envoie les enquêteurs sur le terrain, elle organise des carrés latins. Le carré latin est à l’étude terrain ce que le placebo est à l’expérimentation médicale. Le carré latin consiste à expérimenter deux hypothèses à deux périodes successives dans un groupe de magasins et à faire l’inverse dans un autre groupe de magasins. Par exemple, on teste des barres chocolatées à prix X. Le mois d’après on les met en vente au prix 2X. Puis on compte les ventes. En même temps on commence dans un autre magasin à 2X, puis on passe à X. On compte les ventes, on compare les résultats. Mais on peut aussi réaliser des études plus subtiles ou plus machiavéliques. On peut garder le même prix et réduire les volumes ou proposer des lots.

 

J’ai toujours balancé dans mon travail entre légèreté et sérieux. Après mon expérience de publicitaire, devenir chargée d’études terrain me permettait de revenir en force dans le camp du sérieux. En plus, je venais d’apprendre que j’étais enceinte, il me fallait donc un travail sérieux. Le patron de cette petite société d’études terrain allait prendre sa retraite et il cherchait quelqu’un pour le remplacer. C’était un vieux monsieur charmant qui avait créé d’autres sociétés comme une boite d’astrologie informatique qui crachait sur les Champs-Elysées pour quelques billets des horoscopes et des thèmes astraux très convaincants.

 

La société se composait de cinq enquêteurs « terrain » nonchalants et de deux secrétaires d’un certain âge qui ne m’appréciaient pas du tout. Nous n’avions rien en commun. Leur conversation atteignait des sommets de vacuité. Elles passaient leur temps à médire de leurs enfants déjà adultes et racontaient leur weekend. Elles avaient lavé, repassé, aspiré, lavé la machine à laver, le linge, et quand leur mari avait proposé de sortir faire un tour, elles l’avaient rabroué. Quel inconscient ! Il ne se rendait pas du tout compte ! Il y avait tellement à faire encore dans la maison ! Je n’avais rien à leur dire. Je repassais mon linge quand il débordait de la panière et il ne m’était jamais venu à l’idée de laver ma machine à laver, pas plus que de d’aspirer mon aspirateur.

 

Mes carrés latins m’occupaient suffisamment pour me dispenser de conversations de genre hygiénique. Je préférais accompagner les enquêteurs et compter les mètres linéaires et les stocks. Nous avions des commandes pour des études. Nous testions les yaourts, les chocolats, les crèmes nettoyantes contre les points noirs, les poissons congelés. La vie était belle.

 

Je n’avais pas dit, lors de mon embauche, que j’étais enceinte. Il y a d’ailleurs une loi pour autoriser les femmes enceintes à ne pas révéler leur état pour qu’elles ne soient pas écartées pour cette raison. Je m’habillais de robes amples et de bottes. Personne ne voyait rien, du reste, j’avais une pêche d’enfer. Tous les soirs je me disais que je parlerai de mon état le lendemain. Mais le matin, comment amener le sujet sur le tapis ? J’avais contacté pour me remplacer pendant mon congé de maternité une amie de ma promotion qui était libre. Plus le temps passait et plus il était difficile d’aborder le sujet comme si de rien n’était. J’avais conscience que j’étais évidemment dans mon droit en étant enceinte, mais je ne voyais pas comment le dire. On était en plein dans les années quatre-vingt, on portait tous et toutes des vestes incroyables avec des épaulettes à la Goldorak ou à la Robocop. Goldorak enceinte, c’était inimaginable.

 

Cependant notre société subit un tremblement de terre qui fit reculer mes petites interrogations de l’ordre des priorités. Un groupe de gros distributeurs nous racheta. Ces distributeurs ne comprenaient pas l’intérêt des études. A quoi bon en faire quand il suffisait de dicter ses lois aux fabricants ? Nous fûmes invités à une réception qui réunissait les fabricants. Le grand chef des distributeurs, qui ressemblait à un gros cochon en costume vert chewing-gum, donna le ton en lançant à l’apéro : « Messieurs les fabricants, vous avez raqué cette année, vous raquerez encore plus l’année prochaine ! Bon appétit ! »

 

Nous continuâmes les études en commande. Quand je me décidai à annoncer que j’étais enceinte de sept mois et qu’une amie allait me remplacer pendant deux mois, tout le monde ouvrit des yeux comme des soucoupes. Le lendemain matin j’entendis les secrétaires chuchoter. Elles n’en revenaient pas de ma duplicité. Moi je n’en revenais pas de leur aveuglement. Pour des mères de famille, elles avaient été particulièrement peu observatrices. Après tout, en six mois j’avais déjà pris plus de quinze kilos. Monsieur le cochon en costume vert me lança une remarque subtile : « Vous êtes vraiment enceinte ou vous allez accoucher d’une souris ? »

 

De retour au bureau, les secrétaires me firent comprendre que mon amie m’avait avantageusement remplacée… Toutes les études en commande étaient terminées et la centrale ne nous donnait rien à faire. Nous n’avions pas non plus la possibilité de prospecter. Nous n’avions donc rien, absolument rien à faire. Que peut donc faire une chargée d’études terrain sans études terrain ? En désespoir de cause je me mis au tricot. Le patron de la société voisine m’interpela, choqué : « Vous ne pourriez pas faire autre chose ? » Comme quoi ? Faire semblant de travailler ?

 

Ma carrière de chargée d’études se termina en queue de poisson. J’eus le temps de terminer un magnifique pull en coton blanc. J’avais appris qu’on peut vendre n’importe quoi aux clients, que les distributeurs imposent leurs lois aux fabricants d’une façon si totalitaire que les études n’ont plus aucune utilité pour eux. J’avais aussi appris qu’on pouvait passer des weekends entiers à faire du ménage puis la semaine qui suit à en détailler les étapes. La centrale d’achat ferma notre société.

 

Je me retrouvai au chômage avec une petite fille brune à la maison. Ma maison cube se trouvait près d’un bois où j’avais maintenant tout mon temps pour promener ma fille toute neuve.

Publié dans Révélations

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A
Cher Ogilvy,La caresse des jupes rend la mère lubrique ... C'est pour les ménagères de moins de cinquante ans... Pardon j'ai honte.Vous me rappelez une amie dont je n'ai pas de nouvelles depuis trop longtemps, ma chère vengeuse masquée. Quoi qu'il en soit, l'idiotie est partout. Plus ou moins. Bien à vous,
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O
Ainsi donc vous fîtes une étude de terrain sur l'idiotie propre à chaque emploi, mais quand même cette idiotie idiosyncratique ne provient-elle pas surtout de la grosse tête que croient devoir prendre beaucoup de nos champions de la mercatique (tac). Incontinent et du tac au tac la morale est la suivante : le commerce de dupes rend l'amer catique.PS. Souvent la grosse tête s'accompagne d'une enflure de chevilles. Quand en plus l'amer fait monter la bile, c'est bien que le corps tout entier est attaqué. Pour vivre longtemps il faut éviter la fréquentation des grosses têtes bilieuses à chevilles enflées. Vous avez bien fait de quitter ces endroits fort mal fréquentés.
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A
Cher Ogilvy, En réalité je croyais faire une présentation de l'idiotie à laquelle on peut être poussé dans son travail car chaque travail possède en lui-même son idiotie propre et la développe. Ainsi au lieu de faire des fiches de poste on ferait mieux de faire des fiches d'idiotie. C'est sans doute pour cela que j'ai changé souvent, pour y échapper... Mais il n'est pas impossible qu'au contraire j'ai cumulé les expériences des idioties laborieuses. Je suis une experte de l'idiotie au travail, et ça n'est pas fini... Merci pour votre commentaire,
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A
Cher Zébulon, j'imagine qu'on pourrait aussi traîner un train ! J'adore les lunettes de lunettes de lunettes ! Quel vertige ! Et puis en période de récession ça en donnerait du boulot à des gens !
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O
Chère madame,A vous lire depuis plusieurs semaines, vous faites une présentation horrifiante du monde de l'entreprise et de la mercatique. Il est bien normal que vous n'ayez pu rester plus de quelques années dans ces différents endroits particulièrement inhumains. Je crois que votre témoignage nous suggère de faire enfermer tous ces malades du pouvoir qui veulent nous gouverner et, par certains cotés, ne régentent déjà que trop nos vies.  Qu'on leur crée une réserve spéciale où on les enverra s'entraîner entre eux au commerce de dupes.Bien cordialement
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